venerdì 12 giugno 2015

Partager la joie, être là tout simplement

En poésie...


Hommage à Matiah
par Emmanuel Bergon 

Matiah avait 17 ans quand je l'ai connu ; il était en première S au lycée Jean Jaurès de St Clément de Rivière près de Montpellier. J'étais son professeur de français. Cette année- là, j'avais choisi de commencer mon programme par la poésie, ce « vaste jardin sans fruit défendu » comme l’écrit Victor Hugo dans sa préface des Orientales. J’étais bien loin de savoir que je ferais une rencontre aussi essentielle que bouleversante, me marquant à tout jamais.


Mais il est des pressentiments comme des intuitions. Dans la fulgurance de ces regards qui deviennent des visions, comme si l'intelligence faisait un excès de vitesse, j’eus la chance  de voir et de comprendre que ce jeune homme de 17 ans était déjà ailleurs, plus loin que nous, toujours debout et en avant. Pour la première fois de ma vie, il m'était donné d'approcher un élève qui bizarrement était aussi un poète, un jeune poète au cœur pur, un vrai, de ceux qui tournés vers le soleil, apprivoisent les ombres, vibrant d’intelligence et de sensibilité. Je mesurais ma chance et je me disais que la maladie ne ferait que déployer et renforcer le génie d'un jeune garçon qui n'avait pas de temps à perdre.

C’est  chez lui que je le rencontrais pour la première fois, dans son salon.  Il bénéficiait de cours à domicile durant toute la durée des traitements. Je me souviens d’un jeune garçon souriant et doux, impatient de reprendre le cours d’une vie normale et soucieux de réussir son bac de français. Moi, professeur de français, j’étais tout simplement attendu. Un détail retint immédiatement mon attention ; sa chambre était habitée par un immense piano à queue qui occupait tout l’espace. C’était, avec le lit et une petite étagère sur laquelle étaient posés quelques livres, le seul meuble de son espace d’intimité. Le piano, ce compagnon des longues solitudes, cette passion ardente des nuits sans feu, cet autre essentiel qui était aussi sa joie.
Ce fut entre nous le point de départ d’échanges sans trêve. Chaque leçon était nourrissante pour lui comme pour moi et les mots avaient le poids de l’âme. Curieux, il aimait en quelque sorte « plonger au fond des gouffres pour  y trouver de l’inconnu ». Et si je reconnaissais en Matiah l’âme du poète qui porte sur ses frêles épaules le soleil noir de la mélancolie, lui, gardait toujours l’humilité de ceux qui l’ignorent. La source jaillissant d’étoiles était encore souterraine, mais ce n’était qu’une affaire de mois en attendant les grands siècles. Pour l’heure, il avait soif d’apprendre.

Au fil de nos rencontres, nous parlions littérature et poésie, nous parlions des livres, de tous les livres, de ceux principalement qu'on enseigne aux élèves de cet âge pour les préparer à l’examen. Et mes cours prenaient souvent le tour de rencontres au sommet. De pensées vagabondes en voyages littéraires, les frères Karamazov pouvaient accoster l’intrigante Lol V Stein ou la puissante Marquise de Merteuil.  Et les Justes de Camus côtoyaient dans ces heureuses leçons les personnages  brisés de Beckett qui  ont   toujours un  «  increvable désir de vivre ». De son  bac de français, je ne sus pas grand-chose d’ailleurs, rien d'autre que l’effet qu’il avait su produire sur son examinatrice.  « Je suis fan de toi » lui avait – elle dit. Il racontait cela avec un petit sourire, comme en s'excusant d'avoir pu donner de lui cette image à quelqu'un de sérieux qui était là pour faire sérieusement son travail. Mais on n'est pas sérieux quand on a 17 ans. En quelques minutes, Matiah était capable de vous transporter dans la substance du vivant, dans cet espace de bleu et de sang où il n'y a plus de mensonges ni de rôles à tenir, en ces jardins de fulgurances où la chair chaude des mots se mêle au royaume des idées. Je ne sus que bien plus tard d'ailleurs qu'il avait obtenu les notes de 19 et de 20 à ses épreuves de français, c'est dire à quel point l’essentiel était ailleurs.

Comment ne pas témoigner alors de nos conversations sur Albert Camus, au moment où l'écrivain avait compris qu'il ne serait ni gardien de but ni professeur de philosophie, au moment où il sut que la tuberculose allait peser sur sa destinée ? Comment parler de l'intensité de nos échanges à propos du bonheur quand la maladie faisait sourdement son œuvre, au rythme des flux et des reflux ? Et pourtant, parler des ombres, c'était possible avec Matiah, avec l'élégance et la pudeur de ceux qui cherchent le soleil. De la maladie, nous ne parlions jamais. Du mot, nous n'évoquions que les tropiques, et tous ces horizons lointains qui se teintaient toujours de bleu et d’étoiles. Les ruines de Tipasa étaient à côté de nous et la mort n’existait pas. Seul le bonheur d'être au monde et d’apprécier chaque instant. Ah, Nathanaël !  Les sensations, les vibrations, les énergies, toujours, aux arcs en ciel des espérances ! Matiah n’avait de cesse de boire à la source du monde, et ce faisant, devenait source lui – même. Pas une des conversations que j'ai eues avec lui ne nous tenait éloignés des nourritures terrestres et célestes, de la source intarissable de la vie et de l’Amour.

Lointains chants sacrés d'où je suis né est sans doute le souvenir de ces vies où l’Etre et le Monde étaient réconciliés, de ces vies qui peut – être avaient déjà fait l'expérience de la mort et qui sont venues jusqu’à nous pour nous en livrer le secret. C’est pour cette raison que la vie de Matiah ne  peut être une ellipse de silence. Sa poésie est une parole vent debout qui vous élève au-delà de vous – même et qui vous révèle sa part de conscience et de vérité. Si le corps était de plus en plus fatigué, l’esprit travaillait courageusement à cette part de détachement et de sublimation qui rendent toute chose supportable. J'ai vu de loin ce travail s'opérer comme une expérience d’abandon et de don, unique et mystique, rejoignant sans nul doute l’inspiration poétique. Matiah avait été très tôt nourri et bercé à la poésie, mais aux langues également et à leurs musiques, à celles des mots et des rythmes, à celles des cultures méditerranéennes et hébraïques. La poésie était pour lui un vaste jardin de réconciliations et d’harmonies, la poésie comme refuge et comme parole, lieu clos de nos imaginaires et de nos langues déployées, espace profond et ouvert sur nos intimités brûlantes et frémissantes de beauté.


L’avenir, il y croyait, dans la réconciliation et l’unité retrouvées.  Et ses doigts, jusqu’au bout, n’ont cessé de voltiger sur le clavier des sources claires.
Dans un texto daté du 5 septembre 2013 (le dernier que j’ai reçu), voici ce qu’il m’écrivait :

Je découvre la beauté de cette conscience du Tout  et du Rien, la beauté de la conscience et de ce qu’elle n’est pas, enfin tout cela me semble n’être qu’un long poème qui ne s’achèvera qu’avec le soleil.

Derrière les éclipses, le soleil est toujours levant, brûlant à l’unisson de nos visions.

                                                                        
A Grabels, le 20 octobre 2014  




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